"Vous y comprenez quelque chose Monsieur Feynman?" , Odile Jacob.



" Je vais prendre un autre exemple. Imaginons que je me trouve à Las Vegas et que je fasse la connaissance d'un homme qui se dise capable de lire dans les pensées d'autrui... non, disons plutôt de quelqu'un qui, sans aller jusqu'à se présenter explicitement comme un liseur de pensées, prétende du moins posséder des facultés de télékinésie, terme plus technique par lequel on désigne la capacité d'influer mentalement sur les comportements des objets matériels. Mettons que ce type s'approche de moi et me déclare: "Je vais vous démontrer mes pouvoirs. Nous allons nous installer à côté de la roulette, et je vous dirai chaque fois à l'avance Si ce sera le noir ou le rouge qui sortira au coup suivant."

Bien entendu, je serai enclin à croire avant même de commencer que les numéros choisis pour procéder à cette démonstration n'auront aucune importance, car mon expérience de la nature et de la physique m'incitera à présupposer que les liseurs de pensées n'existent pas: Si je conviens que les êtres humains sont composés d'atomes et si je connais toutes les possibilités (ou la plupart de ces possibilités, à tout le moins) d'intéractions des particules atomiques, j'aurai le plus grand mal à imaginer que tel ou tel rouage de l'esprit humain puisse agir directement sur la boule d'une roulette. Donc, à partir d'autres expériences et au vu également de certaines connaissances d'ordre général, je serai fortement prédisposé à me méfier des liseurs de pensées : je ne leur accorderai qu'une chance sur un million.

Mais poursuivons quand même. Le liseur de pensées en question m'annonce que c'est le noir qui va sortir, et le noir sort effectivement, puis il me dit que ce sera le rouge, et c'est le rouge. Est-ce que je crois pour autant à la lecture de pensées? Non, mais une petite voix intérieure me susurre : après tout, pourquoi pas ? Il m'apprend ensuite que ça va être le noir, et il a raison, puis que ça va être le rouge, et il a de nouveau raison: suant à grosses gouttes, je commence à croire que je vais peut-être apprendre quelque chose.

Et ce scénario se répète, disons, dix fois de suite: il n'est certes pas impossible qu'il ait eu de la veine à dix reprises, mais la probabilité de survenue de ces dix coups de bol successifs n'est que de une chance sur mille. Si bien que je serai logiquement contraint de conclure que, en ce qui concerne la possibilité que ce liseur de pensées fasse vraiment ce dont il se prétend capable, il n'y a plus qu'une chance sur mille pour qu'il ne soit pas un vrai lecteur de pensées, alors que la cote de cette hypothèse était précédemment de un contre un million. Mais me convaincra-t-il davantage Si nous essayons dix fois de plus? Pas tout à fait, car il faut toujours élaborer des théories de rechange, et je concevrai alors une autre théorie tout en me reprochant de ne pas y avoir songé plus tôt: quand nous nous sommes approchés de la table de jeu, me dirai je maintenant, j'aurais dû envisager l'éventualité que ce prétendu liseur de pensées soit de mèche avec d'autres personnes, et, même si ce gars ne m'avait pas donné l'impression d'avoir eu le moindre contact préalable avec le personnel du Flamingo Club, je ne pourrai pas m'empêcher de nourrir le soupçon qu'il y ait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent qu'ils aient été secrètement de connivence. De sorte que, si probants que puissent s'avérer ces dix essais supplémentaires, ma prévention initiale contre les liseurs de pensées m'amènera finalement à conclure qu'une collusion est vraisemblable à neuf contre un : je veux dire par là que les chances que tout cela procède d'une supercherie plutôt que d'un heureux accident me sembleront de neuf sur dix, alors même que la probabilité qu'il y ait eu connivence plutôt qu'absence de connivence restera en fait de l'ordre de dix mille contre un. Mais, Si je conserve ce préjugé terriblement défavorable et si j'en viens à imaginer de surcroît qu'il y a forcément eu tromperie, comment cet individu pourrait-il me prouver qu'il réussit à lire dans les pensées d'autrui? Eh bien, nous pourrions toujours faire un autre test en nous rendant dans un autre club.

D'autres tests seraient imaginables. Je pourrais acheter des dés, et nous pourrions faire des essais dans une chambre, continuant encore et encore jusqu'à ce que toutes les théories de rechange soient éliminées. Or, même si ce liseur de pensées et moi-même restions assis devant une table de roulette ad infinitum, cela ne servirait à rien: il aurait beau prédire le résultat, je continuerais à croire en l'existence d'une collusion.
Mais admettons que cet homme saisisse malgré tout l'occasion de me prouver qu'il lit véritablement dans l'esprit d'autrui en accomplissant d'autres choses: supposons maintenant que nous allions dans un autre club et que ça marche, et que ça marche également dans un troisième club ; puis que je me procure des dés et que ça marche toujours, et que ça marche même chez moi, lui se servant d'une roulette que j'aurais construite de mes mains. Que conclurais-je alors? J'en déduirais que sa qualité de liseur de pensées n'est pas usurpée, sans que cette conclusion équivaille pour autant à une certitude à 100 % : je n'aurais jamais que des bribes de certitude - en dépit de toutes ces expériences, je me dirais seulement qu'il y a gros à parier que j'aie déniché un authentique liseur de pensées, à tant de chances près. Tout en poursuivant ces expériences, je pourrais m'apercevoir par exemple que l'individu concerné a une certaine façon d'expirer par le coin de la bouche que je n'aurais pas remarquée jusqu là, etc., et les cotes changeraient de nouveau après que j'aurais fait cette découverte, mon incertitude étant toujours aussi grande. Mais imaginons qu'il me soit malgré tout possible de parvenir à la conclusion finale (à la longue, et au vu de toutes sortes de tests) que la lecture de pensées existe bel et bien j'en serais d'autant plus excité que je ne me serais pas du tout attendu à conclure en ce sens. J'aurais appris quelque chose que ignorais auparavant, et le physicien que je suis ne manquerait pas d'explorer avec délectation cette faculté en l'appréhendant comme un phénomène totalement naturel. Ce phénomène varie-t-il en fonction de la distance qui sépare le sujet de la boule ? m'interrogerais-je. Et qu'arrive-t-il si l'on place des plaques de verre ou des feuilles de papier au milieu ? Car c'est ainsi que le magnétisme ou l'électricité ont été étudiés, et je ne douterais pas un seul instant que la faculté de lire dans l'esprit d'autrui soit également analysable pour peu que l'on procède à un nombre d'expérimentations suffisant.

Quoi qu'il en soit, cet exemple montre comment l'incertitude est gérée et en quoi consiste un regard scientifique. Poser en principe que la lecture de pensées n'a qu'une chance sur un million de correspondre à un phénomène réel n'implique pas pour autant que l'on ne pourra jamais être convaincu que quelqu'un lit bel et bien dans l'esprit d'autrui - au cas où l'un d'entre vous tenait pour acquis qu'aucun soit-disant liseur de pensées ne pourra jamais le convaincre de la réalité de ses pouvoirs, ce serait de deux choses l'une: cela voudrait dire soit que vous vous seriez limité à un nombre fini d'expérimentations et/ou que le sujet en question ne vous laisserait plus faire, soit que vous auriez été d'emblée infiniment persuadé de l'impossibilité absolue d'un tel phénomène.

Un autre exemple de test de vérité, pour ainsi dire, marchant dans le domaine des sciences et qui pourrait probablement marcher jusqu'à un certain point dans d'autres champs repose sur l'idée que, Si quelque chose est vrai et réel et que l'on continue à observer tout en améliorant progressivement la qualité des observations, les effets se détacheront plus nettement. La netteté ne pourra que s'accroître, est-il permis de penser:
quand on commence par mal voir un objet réellement existant parce qu'on le regarde à travers un verre embué puis que l'on nettoie ce verre, la réalité de cet objet ne peut que devenir plus évidente, n'est-ce pas? Prenons un exemple concret. Quelque part en Virginie, si mes souvenirs sont exacts, un professeur a pratiqué toute une flopée d'expérimentations sur la télépathie mentale, faculté du même acabit que la lecture de pensées. Dès ses premières expériences, ce professeur s'est servi de cartes ornées de divers dessins (vous les connaissez sans doute, car ces cartes ont été vendues dans le commerce et ce jeu a eu beaucoup de succès) qu'il s'agissait de deviner pendant que quelqu'un d'autre y pensait: l'expérimentateur regardant une carte et pensant au dessin qu'elle portait, un sujet assis en face de lui sans voir cette carte devait dire si ce dessin consistait en un cercle, un triangle, etc. Or au début de ses recherches, ce professeur découvrit des effets tout à fait remarquables : non seulement quelques individus lui fournirent de dix à quinze réponses correctes alors qu'ils n'auraient dû en trouver que cinq en moyenne, mais les taux de réussite avoisinaient quelquefois les 100 % sur la totalité des cartes - les membres de ce dernier groupe étaient d'excellents liseurs de pensées, semblait-il.
Ces expériences furent critiquées, d'aucuns reprochant notamment au dit professeur de ne pas avoir comptabilisé tous les cas d'échec: Si l'on ne recense que les réussites, il n'est plus possible de faire des statistiques! Et il avait omis en outre de prêter attention à une multitude de signaux conscients ou inconscients qui pouvaient également fausser ses observations en permettant des communications d'informations volontaires ou involontaires d'une personne à l'autre.

Tenant compte de ces critiques émises contre ses procédures et ses méthodes de calcul statistique, ce professeur améliora sa technique et procéda à de nouveaux tests: au lieu d'obtenir la moyenne des cinq bonnes réponses normalement prévisibles, il aboutit désormais au résultat moyen de six cartes et demie, plus personne ne devinant les dessins de dix, quinze, ou vingt-cinq cartes. Le principal phénomène mis en évidence par cette autre série de tests fut par conséquent que les premières expérimentations étaient fausses: ces deuxièmes expériences prouvèrent que le phénomène prétendument observé lors des premières expériences n'existait pas. Le fait de parvenir maintenant à un résultat moyen de six et demi au lieu des cinq attendus n'excluait pas que la télépathie fut réellement avérée, quand bien même son occurrence semblait beaucoup plus faible que précédemment mais il contraignait déjà à penser autrement, en cela que, si quelque chose avait été là auparavant, le phénomene en question aurait dû rester identique à lui-même après que les méthodes d'expérimentation avaient été améliorées: les dessins d'une quinzaine de cartes auraient dû continuer à être devinés. Pourquoi le taux moyen de réussite était-il descendu à six et demi? Parce que la technique avait été affinée. Mais ce résultat de six cartes et demie n'en restait pas moins légèrement plus élevé que la moyenne statistique. Divers chercheurs émirent alors des critiques encore plus subtiles en faisant valoir que deux ou trois effets tout à fait minimes pouvaient expliquer ces nouveaux résultats; ils soulignèrent que, de l'aveu même de ce professeur, les sujets avaient tendance à se fatiguer au cours des tests - tout indiquait que le nombre moyen de réponses correctes décroissait peu à peu, et, si l'on rejette les résultats trop inférieurs, chacun sait que les lois statistiques ne marchent plus: quand quelqu'un était trop fatigué, ses deux ou trois dernières réponses étaient écartées alors que la moyenne relevée était à peine supérieure à cinq, etc. D'autres améliorations ayant été apportées, il apparut finalement que la télépathie mentale existe bel et bien, mais que la moyenne antérieure de 6,5 était fausse, le résultat étant cette fois de 5,1. Comment parvenir à 5? On aurait beau poursuivre ces tests jusqu'à la fin des temps, des erreurs d'expérimentation subtiles et inconnues seraient de toute façon inévitables. Je dirai donc quant à moi que, si je ne crois pas que l'existence de la télépathie mentale ait été démontrée par ce professeur, c'est avant tout parce que le phénomène présupposé s'est affaibli à mesure que les techniques ont été améliorées: on ne saurait oublier que les dernières expériences pratiquées ont chaque fois infirmé tous les résultats des expé-riences antérieures - négligez cette donnée, et vous vous condamnerez ipso facto à ne rien comprendre aux situations de ce genre!

Il est certain que la télépathie mentale et tous les trucs de ce genre ne bénéficient pas d'un préjugé favorable dans la communauté scientifique: cette réputation sulfureuse est due pour l'essentiel au climat de mysticisme spiritualiste et/ou aux supercheries caractérisées qui ont entaché l'étude de ces phénomènes au XIx~ siècle; mais, quand quelque chose existe réellement, il peut arriver aussi que la preuve de son existence finisse par s'imposer en dépit de tous les a priori défavorables qui font obstacle à la démonstration. L'hypnotisme est à cet égard particulièrement éclairant, car c'est un exemple type de phénomène réel dont l'existence fut horriblement difficile à démontrer. Comme vous le savez peut-être, Franz Anton Mesmer commença par guérir des hystériques en les faisant asseoir dans des baquets à l'intérieur desquels étaient plongés toutes sortes de tubes métalliques que les patients devaient tenir en mains la composante proprement hypnotique des forces ici mobilisées étant passée jusqu'alors totalement inaperçue, vous pouvez imaginer à quel point il fut malaisé de convaincre les scientifiques de soumettre les mécanismes de ces guérisons à des expérimentations plus poussées. Heureusement pour nous, la réalité de l'hypnose a été ensuite mise en évidence et démontrée au-delà de toute contestation en dépit de ses origines étranges, et cela montre bien que l'étrangeté des origines de quelque chose ne saurait constituer un argument rédhibitoire contre l'hypothèse de l'existence de cette chose: Si fortes que soient les préventions originelles, des investigations supplémentaires peuvent toujours conduire à changer d'avis!
Un autre principe scientifique qui participe de la même idée générale est que les effets que nous décrivons doivent présenter une certaine constance ou une certaine permanence: même quand un phénomène se prête malaisément à l'expérimentation lorsqu'il est appréhendé sous des angles multiples, nous supposons qu'il doit malgré tout présenter des aspects plus ou moins identiques sous un rapport ou un autre. Pensons, par exemple, au cas des soucoupes volantes. Il est d'autant plus difficile d'en parler que, sauf exception rarissime, les observateurs de soucoupes décrivent tous des objets différents: leurs témoignages ne paraissant se recouper que quand ils avaient été préalablement informés de ce qu'ils étaient censés voir, ils dépeignent des phénomènes aussi divers que des boules de lumière orange, des sphères bleues qui rebondissent sur le sol, des brouillards gris qui se dissipent subitement, des courants arachnéens qui s'évaporent dans l'air, des choses rondes et plates d'où sortent des créatures bizarrement configurées qui ressemblent plus ou moins à des êtres humains, etc.
Quiconque a réfléchi un tant soit peu à la prodigieuse complexité de la nature et de l'évolution biologique sait à quel point la vie peut prendre des formes formidablement variées. Contrairement à la croyance populaire qui veut que la vie ne soit possible qu'à l'air libre, les premiers êtres vivants apparurent dans les mers; et, même si la vie implique le mouvement et l'existence de systèmes nerveux, les plantes elles aussi ont des sortes de nerfs... Compte tenu de la diversité inouïe des formes de vie qui existent sur notre planète, comment imaginer une seule seconde que ce qui passe pour sortir des soucoupes volantes ressemble à ce qui est décrit? C'est hautement invraisemblable: je veux dire par là qu'il est des plus invraisemblable que les soucoupes volantes prétendument observées à notre époque n'aient pas fait sensation antérieurement. Pourquoi ne se sont-elles pas manifestées plus tôt? Comment expliquer qu'elles surgissent au moment précis de notre histoire où la possibilité des voyages interplanétaires commence à devenir une perspective scientifiquement plausible?
Divers arguments pas encore définitifs autorisent à penser qu'il y a lieu de douter que les soucoupes volantes proviennent de Vénus - ils laissent présager que cette hypothèse est des plus douteuses. D'une part, donc, les doutes sont tels que des expérimentations très précises seraient nécessaires; d'autre part, l'absence de constance ou de permanence des caractéristiques du phénomène observé suggère que ce phénomène est inexistant : il semble si hautement invraisemblable que l'on peut aller jusqu'à dire qu'il ne mérite pas que l'on s'y arrête en l'état actuel des choses ou qu'il ne le méritera pas tant que ses traits resteront aussi mal délinéés qu'ils le sont actuellement."


Richard Feynman. (Physicien américain 1935-1988. Prix Nobel. Théoricien de la Physique Quantique)